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Do cryptocurrencies allow the circumvention of sanctions? [FR]


Aux sanctions internationales frappant certains Etats, acteurs politiques ou groupes criminels et terroristes répondent dans un jeu du chat et de la souris tout un éventail de stratégies de contournement. Au nombre de celles-ci, l’utilisation des monnaies virtuelles — ou cryptomonnaies — a pu être pointée du doigt ou au contraire nuancée. Peut-on raisonnablement imaginer que le Venezuela, la Russie, l’Iran ou même encore des individus ou groupes politiques développent une imperméabilité aux sanctions qui les touchent grâce à cette innovation technologie ? Cette thèse pourrait bien n’être qu’un fantasme. 

A l’heure qu’il est, les tentatives connues ou suspectées n’ont pas donné lieu a des résultats probants ou bien dans des proportions largement négligeables. Certaines relèvent d’ailleurs plus de l’effet d’annonce que d’une experimentation sérieuse. Mais qu’à cela ne tienne : ni les méthodes de financement d’activités illégitimes ou considérées comme telles, ni par ailleurs l’innovation technologique dans le secteur des cryptomonnaies ne sont statiques. 

Au titre de ces expériences, le Venezuela a fait l’objet de commentaires satiriques suite à la mise en place du Petro, une cryptomonnaie nationale soi-disant appuyée aux réserves de pétrole du pays. Outre le fait que la production nationale de cette ressource a été réduite de moitié depuis 2013 alors qu’elle représente plus de 90% du PIB vénézuélien, outre encore les habitudes de manipulation des taux de change par le gouvernement qui entachent la crédibilité de cette nouvelle monnaie virtuelle, cette dernière n’est en réalité ni fonctionnelle sur le plan technique, ni utilisée par la population. Il s’agit principalement d’un coup de communication en dépit duquel le régime ne saurait masquer le désastre économique de son pays. Des représentants du Président Maduro ont admis le 21 novembre que le lancement du Petro devait permettre de combattre le “blocus financier et économique” opéré par les Etats-Unis en s’affranchissant du système bancaire international. 

Plus à l’Est, l’Iran serait également en cours de création de sa propre cryptomonnaie nationale, en déclarant ouvertement qu’il s’agit là d’une démarche visant à contourner les sanctions américaines sur le pays. Le rial digital aurait pour but de faciliter les transactions internationales en marge du système SWIFT. De telles monnaies virtuelles gouvernementales ont en outre l’avantage d’être développées sur la base de logiciels et programmes informatiques librement accessibles sur internet et imperméables à la censure par des tiers contrairement aux transactions réalisées sur le système bancaire international qui peuvent être bloquées et faire l’objet d’un gel des actifs.

De même, l’institution de nouvelles sanctions sur la Russie en aout dernier a conduit  le député russe Vladimir Gutenev à menacer d’autoriser les entreprises russes à accepter des paiements en cryptomonnaies. Il avait alors ajouté que la Russie devait désormais considérer des mesures visant à contrer l’effet des sanctions: “je suis certain que d’autres pays comme la Chine et l’Inde seraient intéressés aussi. Dans un match de boxe, il est difficile de se battre dans le respect des règles quand ces dernières sont violées et quand l’arbitre n’intervient pas.” Gutenev suggérait alors de créer une rouble digitale adossée à l’or. 

Ces menaces de contournement ont conduit les Etats-Unis a publier un décret présidentiel en mars et une proposition de loi codifiant ce décret en septembre. Une déclaration sur le site du Département du Trésor américain avertit que “tout citoyen américain qui utiliserait la nouvelle monnaie digitale vénézuélienne s’expose au risque de sanctions”, l’achat de Petro “pouvant être considéré comme une extension de crédit au gouvernement local”. De même, le Trésor américain a récemment explicité quelles obligations pèsent sur les intermédiaires d’échanges de cryptomonnaies au regard des sanctions contre l’Iran. Cette démonstration de fermeté s’explique par la prédiction qu’à la suite de l’imposition de nouvelles sanctions le 5 novembre 2018, les institutions financières iraniennes déploient de nouveaux efforts pour les contourner. 

Pourtant, dans son communiqué du 11 octobre, le Financial Crimes Enforcement Network (FinCEN) du Département du Trésor note que le contournement des sanctions contre l’Iran par le biais des monnaies virtuelles est plus une préoccupation potentielle qu’un phénomène effectivement observé. “Même si de récents actes d’accusation montrent que la Russie a utilisé le bitcoin pour éviter tout scrutin extérieur lors de l’achat de matériel à finalité d’ingérence politique, il serait hasardeux de généraliser l’utilisation d’une monnaie virtuelle pour le contournement des sanctions en général”. Si l’Iran cherchait ici à agir en secret, ils n’auraient pas annoncé leurs intentions. Ils souhaitent au contraire que leurs projets de crypto-monnaie soient publics. Le FinCEN prévient par ailleurs que si l’Iran lançait un rial digital, les mêmes sanctions qui s’appliquent au rial iranien toucheraient sa version virtuelle. Les plateformes d’échanges de cryptomonnaies sous juridiction américaine et celles à l’étranger qui leur sont connectées ne pourraient alors pas accepter le nouveau rial digital, dont la valeur serait alors affaiblie, et qui n’attirerait donc plus les investisseurs étrangers. Les sanctions contre les utilisateurs iraniens de cryptomonnaies se feraient déjà sentir selon le media spécialisé CoinDesk, ceux-ci n’ayant plus accès aux plateformes d’échanges de monnaies digitales. On voit ici les effets collatéraux des sanctions qui empêchent des Iraniens désireux de réaliser des transferts légitimes de cryptomonnaies pour leurs familles par exemple. Des plateformes comme Coinbase rejettent automatiquement les transactions liées de plus ou moins loin à des bitcoins interdits. Les activités criminelles de quelques Iraniens nuisent ainsi à tous ceux par qui passeront ensuite les bitcoins “sales”, de transaction en transaction. Les autorités américaines suggèrent aux particuliers dont les cryptoactifs seraient issus de transactions interdites dans le passé à leur notifier leur situation. Mais comment de simples individus pourraient-ils savoir que leurs bitcoins sont potentiellement sanctionnés s’ils n’ont pas les competences nécessaires en matière d’analyse de la blockchain pour faire leur propre enquête de compliance ? Les sanctions américaines entravent le développement d’une communauté de jeunes Iraniens cherchant à se libérer du joug gouvernemental grâce à l’innovation technologique. La volatilité du bitcoin leur est d’ailleurs négligeable par comparaison avec l’hyperinflation de la monnaie iranienne. C’est pourquoi les Iraniens ont tendance à s’intéresser à d’autres types de cryptomonnaies tels que Monero ou zCash qui font la part belle à la discrétion et demeurent intraçables. 

En coulisses toutefois, il se pourrait que d’autres méthodes soient employées pour atténuer l’effet des sanctions sur les liquidités iraniennes. L’exemple en la matière pourrait être la Corée du Nord, autre pays lourdement sanctionné par la communauté internationale, qui aurait utilisé le minage puis le blanchiment de cryptomonnaies pour s’approvisionner en dollars. En minant des cryptomonnaies, c’est-à-dire en utilisant de la puissance de calcul informatique pour valider des transactions sur un réseau de monnaies digitales tel que Bitcoin en échange de fractions de bitcoins, la Corée du Nord ou l’Iran pourraient générer des actifs virtuels neufs et donc non suspects et échangeables contre des monnaies réelles. Ces monnaies réelles, dollars ou autres, seraient alors blanchies sur des comptes bancaires dans des pays non sanctionnés selon les méthodes traditionnelles du blanchiment d’argent. L’inconvénient de cette méthode réside dans la forte improbabilité que ces pays sanctionnés et en manque de liquidités puissent convertir leurs cryptomonnaies pour procéder à des transactions réelles. Cette conversion doit en effet avoir lieu sur des plateformes d’échanges qui, pour la plupart, sont interdites d’accès dans les pays sanctionnés, ou sur des plateformes locales d’échange de cryptomonnaies entre particuliers, trop peu fréquentées. 

Ainsi en est-il au Liban et en Syrie, où les principales plateformes internationales d’échange de cryptomonnaies sont inaccessibles et où les perspectives locales d’échange entre particulier restent extrêmement limitées. Sur le plus connu de ces derniers vecteurs, LocalBitcoins, seule une personne propose de vendre ou d’acheter des bitcoins mais dans la limite de quelques centaines de milliers de livres libanaises. En Syrie, un seul individu également propose de vendre du bitcoin dans la limite de 217,000 livres syriennes — environ 420 dollars, aucun ne souhaite en acheter. Syriens comme Libanais pourraient toutefois via cette plateforme acheter ou vendre du bitcoin en dollars à des particuliers dans le monde entier, si les moyens de paiement proposés ne rendaient pas leurs transactions complexes du fait des sanctions: transfert interbancaire, Western Union, PayPal etc. Dans de tels pays, des individus faisant l’objet de sanctions internationales ne sauraient donc accéder à des quantités significatives de cryptomonnaies par ce biais. On pourrait toutefois imaginer qu’un individu propriétaire d’une grande quantité de cryptomonnaies acquises à l’étranger puisse négocier une transaction de gré à gré — over-the-counter — contre du cash ou un virement bancaire légitime, mais cette solution serait logistiquement contraignante et risquée et donc ponctuelle plus qu’instituée. Reste l’hypothèse de ‘achat de cryptomonnaies via des réseaux de partenaires à l’étranger, mais encore une fois ces dernières ne sauraient être converties aisément sur place. 

Quant aux États autoritaires, ils n’ont d’ailleurs probablement pas intérêt à favoriser l’utilisation de réseaux de paiement qu’ils ne peuvent pas contrôler. 

En outre, l’aventure minière nord-coréenne a tourné court et l’Iran également ne semble pas être actuellement en mesure de produire suffisamment de revenus par le mining. Enfin, toute activité sur la blockchain qui serait suspectée d’être liée à de tels pays, individus ou partis politiques sanctionnés est susceptible d’être repérée par les services compétents et entravée, voire faire l’objet de contre-mesures. Ainsi en a-t-il été fin novembre quand deux Iraniens responsables d’une cyber-attaque, Ali Khorashadizadeh et Mohammad Ghorbaniyan, ont vu leurs portefeuilles de bitcoins démasqués par l’OFAC, organisme de contrôle financier dépendant du Trésor américain, et placés sur leur liste de sanctions. Pour toutes ces raisons, les méthodes traditionnelles de contournement des sanctions — transit de cash et de personnes par des pays alliés, utilisation de l’euro, coentreprises binationales, ouvertures de comptes bancaires à l’étranger, systèmes de troc sophistiqués (Special Purpose Vehicle) — restent donc prédominantes. 

La véritable menace pourrait en fait être ailleurs et s’inscrire dans le plus long terme. Puisque l’utilisation des cryptomonnaies existantes se révèle à peine susceptible de limiter les effets des sanctions, les expérimentations les plus probantes dans le domaine de la technologie blockchain — infrastructure de stockage et de transmission transparente et cryptographiée de données — ne sont pas celles qui s’appuient sur un réseau public. Au contraire des blockchains ouvertes de type Bitcoin, il existe des blockchains privées qui ont été développées pour des usages commerciaux telles que Hyperledger Fabric, fruit du travail d’un consortium d’entreprises menées par l’ONG de soutien aux projets technologiques open-source Linux Foundation à San Francisco. 

En construisant un système de transfert de valeur fonctionnel hermétique au dollar américain et aux sanctions occidentales, certains pays trouveraient une alternative au système de paiement occidental SWIFT dont ils sont évincés ou qu’ils souhaitent contourner. L’Iran et la Russie au moins seraient en discussions pour l’établissement d’une telle infrastructure dédiée au commerce bilatéral en cryptomonnaies. En mai, le président de la Commission des affaires économiques au Parlement iranien Mohammad Reza Pour Ebrahimi a annoncé avoir discuté avec son homologue russe d’un tel projet, déjà appuyé sur des avancées concrètes sur le plan technologique. Il ajoutait alors que la Banque Centrale iranienne allait émettre des propositions relatives a une cryptomonnaies d’Etat en vue de libérer les institutions financières nationales “du dollar comme du système SWIFT”. Côté russe, la Banque Centrale a déjà mis en place son Système pour le Transfert de Messages Financiers (SPFS), alternative au SWIFT initiée en 2014 suite aux menaces américaines d’exclure la Russie du SWIFT. La première transaction SPFS a eu lieu en décembre 2017 et Moscou serait en discussion avec la Chine, la Turquie, l’Iran et quelques pays d’Europe de l’Est pour en développer l’intégration. L’idée d’un système international de paiements qui contournerait les sanctions américaines sur l’Iran a même été discutée entre la Russie et la Chine d’une part, la France, l’Allemagne et le Royaume-Uni emmenés par l’Union européenne d’autre part. L’agence française de financement et de développement des entreprises Bpifrance, qui étudiait en 2017 divers canaux de financement d’entreprises françaises à l’export en Iran ainsi que pour le rapatriement en France de leurs capitaux, a toutefois pour sa part abandonné ses projets trop contraignants. 

Il est certain que l’avènement d’un consortium d’Etats dissidents appuyant leurs transactions internationales sur une version blockchain privée alternative à SWIFT ne saurait voir le jour avant plusieurs années voire décennies. Mais de fait, certains Etats comme la Chine et la Russie jouent sur le temps long. Ce sont plus de trois milliards de dollars qui ont été investis par la Chine dans les projets blockchain en 2018, parfois en coopération avec la Russie. Un fonds commun d’investissement dans le secteur doté de l’équivalent de 100 millions de dollars a été créé en 2017 par des entreprises des deux pays.

C’est bien sur la base de la blockchain privée Hyperledger susmentionnée que la Banque Centrale iranienne avait annoncé en aout prévoir de lancer une cryptomonnaie nationale. La Sberbank, principale banque de Russie, sanctionnée par les Etats-Unis, a procédé en mai a des transactions pour 12 millions de dollars en utilisant la même technologie. Cette plateforme étant construite sur un programme en accès libre de droits et gratuit, la Linux Foundation qui en est l’auteur ne saurait s’opposer aux projets iraniens. Il serait contre-productif d’interdire des initiatives telles que Hyperledger, qui concourent à la modernisation de systèmes bancaires dans le monde entier grâce à la transparence et donc à la meilleure auditabilité permise par la blockchain.